crève-cœur
« S’il reçoit cette carte aujourd’hui, c’est qu’il peut dorénavant l’oublier. »
Tabac froid, bière chaude et patchouli : le cocktail olfactif d’une nuit explosive. La fille est partie, bien sûr, le laissant seul, au milieu des cadavres et des cendres. La chambre et les cheveux : en bataille. La tête aspire à de l’aspirine, l’estomac beaucoup moins.
Il se verticalise : tout va bien. Il cherche le paquet de cigarettes sur la table de nuit. Il ne trouve qu’une enveloppe. Myope, il l’approche de ses yeux : elle aussi sent le patchouli. L’enveloppe n’est pas à lui mais à la fille. Elle a dû l’oublier.
Il trouve enfin les cigarettes, en allume une, ouvre l’enveloppe.
Une carte, seulement une carte dans l’enveloppe : la dame de cœur.
Il connait la dame de cœur : c’est Judith, sa dame de cœur.
S’il reçoit cette carte aujourd’hui, c’est qu’il peut dorénavant l’oublier.
Judith est morte : voilà ce que signifie la carte !
Il faut retrouver la fille patchouli.
Il vomit.
* * *
— Gueule de bois ?
— Pourquoi ? Ca se voit ?
— Ca se sent !
— Ah ? Désolé.
Sandrine lui tend un paquet de chewing-gum. Charles refuse et préfère prendre le gobelet de plastique, à moitié rempli d’un café tiède.
— Vas-y, je t’en prie, prends donc mon café ! Et t’es là pour quoi, à part pour me boire mon jus ?
— Tu pourrais me trouver le gars qui a les putes sur la rue Jeanne d’Arc ?
— Pourquoi ? Le gus t’a fait des misères ?
— C’est pas lui qui m’intéresse, c’est une de ses filles.
— Ah ! Mais tu sais que tu peux directement aller les voir ? Je pensais que tu savais comment ça marche, depuis le temps que tu pratiques.
— J’ai besoin de parler à une de ces filles de la rue Jeanne d’Arc.
— Laquelle ?
— Qu’est-ce que ça peut te foutre ? Tu les connais toutes personnellement ?
— Non, c’est pour savoir, juste.
— Celle que j’ai ramenée chez moi, hier soir. Elle m’a laissé un truc.
— Une M.S.T. ?
— Bon, tu peux me le trouver le gars ?
— Yes. Tu veux ça pour quand ?
— Avant midi. Envoie-moi un SMS dès que t’as l’info.
— OK.
— Il est dégueu’ ton café.
— Ouais, c’est ça, moi aussi, je t’aime mon chou !
* * *
Sa voiture aussi sent le patchouli. Il a glissé la dame de cœur derrière le pare-soleil, avec la carte grise, son paquet de feuille O.C.B. et sa carte de flic. Il regarde la reine et repense à Judith ; à lui et Judith ; à lui, à Judith et à Etienne.
1987 : trois jeunes trous du cul, trois petits bourgeois, fils de médecin, fille d’avocat ; trois jeunes cœurs qui s’aiment, qui s’admirent, qui se défient. Deux hommes et une fille, très jeunes et très bourrés, qui entrent dans cette épicerie, pour s’amuser, le flingue de papa l’avocat dans une des poches. Des menaces et des insultes, pour rire. Des coups puis un coup : la balle touche l’homme en pleine tête. Il s’écroule derrière son comptoir. Au fond de la boutique, deux gamins : un garçon et une fille, cinq ans à peine à eux deux. Ils sont là et ils regardent.
Pas de caméra, pas d’autres témoins, pas de traces : les trois cœurs brisés décident de se séparer, de s’éloigner, de ne plus jamais se voir. Pendant des années, plus de nouvelles. Et Judith, un jour, reçoit une carte : le valet de cœur. Puis elle apprend qu’Etienne est mort. Elle appelle Charles.
30 ans : il avait presque réussi à ne plus s’en rappeler.
* * *
Charles pousse la porte de l’Eden Club : il y fait clair et propre. C’est à peine s’il reconnait l’endroit.
— Monsieur, s’il vous plait, le club est fermé, là.
— Ouais, je sais. Je cherche Adem Kara, il est là ?
— Dans son bureau. C’est pour quoi ?
— Pour le voir. Il est où son bureau ?
— Bougez pas, je vais aller chercher monsieur Kara.
Charles s’installe sur un des tabourets du bar, face à la porte du club.
La porte s’ouvre et une fille entre : c’est la fille patchouli.
— Tu tombes bien, c’est toi que je voulais voir.
Une porte coulisse au fond, derrière Charles.
— Hé ! Vous parlez pas à la fille, là ! C’est pas l’heure ! Elle bosse que le soir, ok ?
Charles se retourne : Adem Kara doit faire dans les deux mètres de haut. Il a une tête de bouledogue, une mâchoire de gorille et ses mains de lanceur de poids battent un jeu de cartes.
— Il parait qu’on veut me voir ? C’est pour quoi ?
Charles regarde les cartes passer d’une patte à l’autre.
— Il manquerait pas la dame de cœur dans votre jeu ?
— Hein ?
Charles se lève et glisse sa main droite dans son dos, sous son blouson ouvert : son flingue est là.
— Mais c’est qui celui-là ? T’es qui toi ? Tu viens dans mon club à cette heure-ci et tu veux me voir ? Tu te prends pour qui ? Je te connais pas, moi !
Le ton menaçant du chien primate ordonne aux autres de sortir leurs flingues. Clic ! Clic ! Clic ! Charles se joint à la symphonie mécanique.
— Ta pute m’a laissé une enveloppe ce matin. Elle vient d’où cette enveloppe ? Elle vient de toi ?
— Putain, mais t’es un flic ? C’est un flic, merde !
— Tu vois que finalement, tu me connais. Alors, l’enveloppe ?
— Mais qu’est-ce que tu me fais chier avec ton enveloppe ? Et toi, là, pétasse, qu’est-ce que t’as foutu, hein ?
La fille patchouli serre son sac à main contre son ventre.
— J’ai rien fait.
— Alors qu’est-ce qu’il nous raconte lui, avec son histoire d’enveloppe ? Hé ! Le flic ! Elle dit qu’elle a rien fait, alors tu ranges ton flingue et tu sors de mon club, t’as compris ?
Charles regarde la fille : elle est debout, tout près de lui. Il sait que c’est elle qui lui a laissé la dame de cœur sur la table de nuit. Il l’attrape par les cheveux, la tire vers lui, la force à se mettre à genoux et lui colle le canon de son pistolet sur le haut du crâne. Les deux hommes de Kara s’avancent vers lui mais sont aussitôt arrêtés par leur chef.
— Tu nous fais quoi là, le flic ? C’est pas en lui éclatant la tête que tu vas régler ton histoire de courrier ! On s’en fout de toi et de ton enveloppe. Y’avait quoi dans ton enveloppe d’abord ?
— Une carte : la dame de cœur.
— Une carte ? Ben, si tu veux, je te file les cinquante-et-une cartes qui te manquent et tu nous fous la paix, ok ?
Charles tire plus fort et la fille hurle.
— Qui t’a donné cette putain d’enveloppe ? Répond ! Qui t’a dit de me donner cette carte ?
La fille crie mais ne répond rien. Charles lâche ses cheveux et la frappe au visage. La fille se couche sur le côté, la tête entre ses mains, et le contenu de son sac se déverse : deux smartphones, une liasse de billet de cinquante euros et une carte s’étalent sur le sol. Charles s’accroupit, ramasse les billets et la carte : c’est le roi de cœur. Adem Kara s’approche de lui et lui abat violemment son poing sur la nuque.
* * *
Adem Kara s’est visiblement déchaîné aussi sur la fille. Des billets de cinquante euros sont collés dans son sang séché tout autour d’elle. Elle n’est pas encore morte : Charles voit la bulle de sang formé sous son nez, qui palpite.
Il ne se rappelle pas du dernier coup qu’il a pris et qui l’a fait sombrer, mais il se souvient de tous les autres et la douleur violente de son nez cassé l’aide à s’en souvenir.
Adem Kara fait craquer les os de ses mains ensanglantées et Charles comprend que ces craquements sonnent la reprise de ce match déséquilibré. Au-delà du bruit sourd que son corps produit à chaque coup, il entend l’un des hommes de Kara s’étonner de cette drôle d’odeur que même lui, Charles, a détecté : l’odeur de la fumée. Avant de s’évanouir à nouveau, il a le temps d’entendre l’autre type annoncer que les portes sont bloquées.
* * *
Sandrine baisse la vitre de la portière et tend sa carte de police ; l’odeur de la fumée envahit l’habitacle. Le jeune pompier lui fait signe de passer. Sandrine repère la voiture de son chef pour garer la sienne à proximité. Ils sortent de leur véhicule en même temps.
— C’est l’Eden Club qui crame. Vous connaissez ?
— Ouais, je connais. Enfin, j’y vais pas, bien sûr, mais je connais.
— Les femmes ont pas le droit de rentrer ?
— Je sais pas. Mais vu que je suis pas lesbienne, les femmes qui se dessapent, ça m’intéresse pas. Vous avez vu Charles ?
— Non, j’ai pas vu Charles. Pourquoi ?
— Ben, il m’a demandé ce matin de lui trouver le mac des prostitués de la rue Jeanne d’Arc.
— Et ?
— Et le mac, c’est le patron de l’Eden Club !
— Et vous pensez que Charles est allé le voir ici, au club ?
— Je le pense pas ; j’en suis sûre, puisqu’il me l’a dit.
* * *
Sandrine rattrape son chef maintenant qu’il s’est arrêté. Devant eux, cinq cadavres en partie carbonisés que les pompiers ont sorti du club, attendent d’être examinés par le médecin légiste. La fille est complètement défigurée, comme l’un des quatre hommes. Sandrine et son chef le reconnaissent quand même : c’est Charles.
— Sandrine, vous rentrez tout de suite au poste. Et vous allez m’expliquer le merdier dans lequel Charles s’est foutu, compris ?
Sandrine ne répond rien et rejoint sa voiture. Elle aussi sent la fumée. Elle abaisse le pare-soleil derrière lequel, à côté de la carte grise, de sa carte de flic et d’une photo de son père prise dans l’épicerie familiale, elle a glissé un as de cœur.
— Et voilà, petit frère, c’est fait, dit-elle en caressant la carte du bout des doigts.
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